Brian Jungen: Plus qu’un artiste pour commissaire

Recension par Jason Baerg

Le soir du vernissage de l’exposition de Brian Jungen au Musée d’art contemporain de Montréal, l’on rentre dans la galerie pour y entendre la voix de la commissaire Daina Augaitis, de la Vancouver Art Gallery. Celle-ci retentit au-dessus d’une foule nombreuse, rassemblée pour assister à un entretien enrichissant avec Brian Jungen. La conversation initie le public à son art et permet de mieux saisir la portée de cette rétrospective de ses œuvres de la dernière décennie. L’exposition, d’abord présentée au New Museum of Contemporary Art de New York et à la Vancouver Art Gallery, se termine au Musée d’art contemporain de Montréal.

L’exposition s’ouvre avec six dessins à l’encre, de 1993 à 1997, de diverses dimensions, allant de 12″ x 9″ à 14″ x 103/4″. Cinq de ces œuvres n’affichent aucun titre et toutes les six forment un ensemble cohérent. Les dessins s’allient pour symboliser le parcours créatif de Brian Jungen qui aborde les questionnements et les désirs propres à son identité mixte. Dans la première œuvre sans titre, on lit sur deux panneaux routiers First Nation, Second Nature (Première Nation, Seconde Nature) qui pointent stratégiquement dans des directions opposées. Le dessin central donne à voir un Jungen spirituel, alors que trois oiseaux en vol évoquent une certaine liberté. Dans les deux derniers dessins, la sensualité se manifeste dans des œuvres politiques, notamment Mountie Bottom, où on aperçoit un homme autochtone sodomiser un agent de la Gendarmerie royale du Canada. Ces œuvres révèlent la perspective critique de Jungen et servent de fil conducteur pour la suite de l’exposition.

Brian Jungen, Isolated Depiction of the Passage of Time, 2001 Plateaux de cafétéria, moniteur de télévision, lecteur DVD, bois Collection Bob Rennie, Rennie Management Corporation, Vancouver Photo : Trevor Mills, Vancouver Art Gallery

Le parcours de la galerie mène à l’installation Isolated Depiction of the Passage of Time de 2001. Environ 1500 plateaux de cafétéria encadrent un téléviseur d’où résonne la voix de l’acteur James Earl Jones en pleine conversation carcérale dans la bande sonore du film La grande évasion (1963). À première vue, l’œuvre paraît modeste. Pourtant, à y regarder de plus près, elle impressionne par sa portée politique puissante. L’installation propose une réflexion sur la forte proportion d’hommes autochtones incarcérés au Canada et sur leur discrimination continue. La signification de cette œuvre s’impose dans l’ensemble de l’exposition.

Chaque espace de la galerie agit comme un tremplin pour ses grandes créations phares. Quelques indices de celles-ci se profilent à l’horizon à mesure que les explorations de différents matériaux de Jungen se poursuivent, dont ses œuvres réalisées à partir de produits Nike. Celles-ci font la renommée de l’artiste et parsèment le sol et les murs. Little Habitat I et Little Habitat II laissent place à Modern Sculpture, composées entièrement de produits Nike, des emballages aux ballons de soccer. L’œuvre reprend le message surréaliste de Duchamp, par la relecture de produits de consommation. Les œuvres oscillent avec brio entre l’abri, la vitrine de magasin, la consommation et la sculpture.

Un coup d’œil aux Prototypes for a New Understanding nous entraîne dans une salle soigneusement conçue. On y trouve une sélection complète de vingt-trois masques-prototypes, exposés sans aucune barrière de plexiglas, offrant au public un regard intime sur les œuvres réunies. Les espadrilles Air Jordan de Nike voient leur design commercial contemporain détourné au profit d’objets cérémoniels sacrés de la Nation Haïda de la Colombie-Britannique. La série d’œuvres soulève des questions : les cheveux humains proviennent-ils de personnes autochtones? Quelle relation l’artiste entretient-il avec la cérémonie? Quelle sera l’influence de ces créations sur la production ultérieure de l’artiste? Ce sont des questions auxquelles seul Brian Jungen peut répondre.

La salle située juste à l’extérieur des œuvres The Prototypes for New Understanding illustre le parcours de Brian Jungen au moyen de grands dessins muraux. Ceux-ci racontent sa formation artistique et sa vie professionnelle à travers son engagement dans l’espace muséal et dans le monde extérieur. Les dessins muraux rappellent son temps passé à arpenter les rues pour demander aux gens à quoi devrait ressembler l’art autochtone. C’est ainsi qu’il a rassemblé des images, comme des capteurs de rêves et des canettes de Lysol, pour ensuite reproduire ces dessins du public dans la galerie, en les agrandissant et en les gravant profondément dans le mur à l’aide d’un outil rotatif Dremel. Ces œuvres tissent des liens évidents avec les graffitis, que l’artiste transpose de la rue à l’espace institutionnel, rehaussant ainsi leur valeur sociale, tout en explorant de nouveaux domaines du dessin.

La série de bâtons de baseball Talking Stick, 2005, propose des œuvres gravées avec des phrases telles que Collective Unconscious (Inconscient collectif), Work to Rule (Travailler pour régner) et First Nations, Second Nature (Première Nation, Seconde Nature). Les bâtons de baseball partagent le caractère mystique des Prototypes for New Understanding : ils transcendent leur structure physique et superficielle pour symboliser la spiritualité, les traditions et les cérémonies. Sans référence aucune aux totems, les différents panneaux de texte de l’exposition, le format de présentation, la technique et les messages sur les bâtons de baseball concourent à créer un lien physique avec les totems emblématiques de la côte ouest. Les bâtons suggèrent une action combative ou proactive, davantage que les masques. Les bâtons supposent un engagement d’agir selon leur fonction. Jungen réitère ces sentiments dans l’entretien vidéo avec la commissaire Daina Augaitis, lorsqu’il fait le pont entre l’œuvre Work to Rule et les syndicats de travail. Le bâton de baseball sert à frapper et, lorsqu’on l’associe à une phrase telle que « travailler pour régner », on y évoque une résolution de conflit lors de grèves.

Study for Evening Redness in the West, 2006, constitue une réplique d’un crâne humain à partir de cuir de balles de baseball. L’œuvre figure aussi dans cette salle de la galerie. Le crâne est signé de marques de stylo aux allures de tatouages. La mâchoire et l’arcade sourcilière proéminente rappellent le chacal. L’œuvre offre une impression d’urbanité et évoque la rue tandis que le crâne dégage une certaine qualité brute, à la fois dynamique et fascinante.

Dans la dernière salle, on découvre la série la plus célèbre et la plus attendue. Sur le mur, on lit : « … le premier des trois imposants squelettes de cétacés de Brian… »

Brian Jungen, Cetology, 2002 Chaises en plastique, Collection de la Vancouver Art Gallery, achat avec le soutien financier du Programme d’aide aux acquisitions du Conseil des Arts du Canada et du Fonds d’acquisition de la Vancouver Art Gallery, 2003 Photo : Trevor Mills, Vancouver Art Gallery

La légende indique que ce thème sera approfondi par l’artiste. À notre connaissance, il n’existe que trois de ces sculptures et elles se trouvent toutes dans la salle. Si cette sculpture est la première d’une série de trois, d’autres œuvres de ce type suivront sûrement. De loin, trois imposantes sculptures blanches flottent dans l’espace avec une majesté immaculée, alors qu’elles s’élèvent collectivement dans les airs de façon onirique. Grâce à leur physiologie, elles entraînent le public, d’abord dans les froides profondeurs océaniques, puis dans une ambiance aérée aux abords d’une piscine, avant de nous ramener enfin dans la salle d’exposition, avec tous ses contrastes saisissants. L’installation suscite une énorme sensation de mouvement.

La structure du squelette se compose de chaises de jardin en plastique produites à la chaîne et déconstruites, leur conférant une qualité osseuse à la fois dense et fragile. Un examen attentif de Cetology 2002 révèle la dimension viscérale de l’installation. En regardant dans la cavité abdominale de la bête, on constate l’aspect physique de la démarche artistique, l’historique de sa construction, racontée par les vis et les boulons en métal et les fils de pêche transparents qui assurent l’intégrité de l’œuvre. Cet examen dévoile notre rapport immédiat à l’environnement, une réflexion qui incite le public à contempler la situation actuelle de l’humanité et sa façon de gérer les ressources en lien avec d’autres êtres vivants et avec les écologies de ce monde.

Brian Jungen explore avec originalité des questions actuelles sur la place de l’humanité dans les milieux artificiels et naturels. Ses œuvres suscitent un mystère expérimental, tandis que sa maîtrise se déploie au fur et à mesure qu’il aborde son sujet et ses matériaux avec conviction. L’exposition itinérante, présentée au Musée d’art contemporain de Montréal, propose des séries d’œuvres de la dernière décennie, emblématique de l’héritage de Jungen, à la fois émouvante et pertinente. De plus, elle jette des ponts vers la population pour refléter ce qui dépasse les frontières.

Brian Jungen représente bien plus qu’un artiste pour commissaire. Il possède un public et une intention qui dépassent les limites de la reconnaissance universitaire et institutionnelle. Les communautés des arts et des médias ont participé en grand nombre à l’inauguration de l’exposition. Nous nous réjouissions aussi de la présence de plusieurs membres du Collectif des commissaires autochtones d’Ottawa et de Toronto pour l’occasion.
© Jason Baerg 2006


Brian Jungen was born in 1970 on a family farm north of Fort St. John, British Columbia. His father was Swiss born and immigrated to British Columbia with his family when he was three years old. Jungen’s mother was Indigenous, a member of the Dane-zaa Nation. Jungen recalls his mother’s ability to adapt objects to new uses, something he now famously does within his artistic practice. He recalls “She was constantly trying to extend the life of things, packages, utensils. Once we had to use the back end of a pickup truck as an extension for our hog pen.”

In 1988 he moved to Vancouver to attend the Emily Carr Institute of Art and Design. He graduated four years later with a Diploma of Visual Art. After which he moved to Montreal and New York City prior to returning to Vancouver.

In 1998 he took part in a self-directed residency at The Banff Centre for the Arts, Banff, Alberta. This residency would become the tipping point in his career. As it was there that he began to work on his now famous Prototypes for New Understanding (1998-2005); a series of sculptures he created by disassembling and reassembling Nike Air Jordan sneakers to resemble Northwest Coast Indigenous masks. He would go on to explore his interest in using sports paraphernalia creating sculptures out of catchers mitts, baseball bats, and basket ball jerseys. Jungen has stated that it is a deliberate choice to create works out of materials produced by the sports industry; an industry that appropriates Indigenous terminology, such as the team names The Chiefs, Indians, Redskins and Braves. However Jungen’s work is not exclusively tied to his heritage. He has stated “My involvement with my family and traditions is personal – it’s not where my art comes from.”

His interest in architecture and in particular Buckminster Fuller is also evident in his practice with his creation of multiple shelters for humans, animals and birds. Overriding the majority of his work is Jungen’s ability to disassemble and reassemble objects maintaining the integrity and meaning of his source material and yet creating new possibilities for meaning Shapeshifter (2000) / Transmutation (2000).

Brian Jungen was the winner of the inaugural Sobey Art Award in 2002 and the 2010 Gershon Iskowitz Prize.


Jason Baerg is a registered member of the Métis Nations of Ontario and serves their community as an Indigenous activist, curator, educator, and interdisciplinary artist. Baerg graduated from Concordia University with a Bachelor of Fine Arts and a Master of Fine Arts from Rutgers University and is enrolled in the Ph.D. program at Monash University. Baerg teaches as the Assistant Professor in Indigenous Practices in Contemporary Painting and Media Art at OCAD University. Exemplifying their commitment to community, they co-founded The Shushkitew Collective and The Métis Artist Collective. Baerg has served as volunteer Chair for such organizations as the Indigenous Curatorial Collective and the National Indigenous Media Arts Coalition. As a visual artist, they push digital interventions in drawing, painting, and new media installation.

JasonBaerg.ca.