Image de production de Picturing A People : George Johnston, photographe tlingit Documentaire de Carol Geddes

Carol Geddes: Haat kanadaayí géide kei nañúý(1) (Elle va à contre-courant)

Par le Dr Michelle S. A. McGeough

« Ce qui m’attire dans le cinéma, c’est la puissance même du récit. Le fait de partager des idées grâce à des images, des sons et des éléments graphiques, cela crée une sorte de conscience collective assez rare. Je pense que souvent, on n’utilise pas pleinement notre capacité d’expression. Moi, ça me réjouit d’être émue par l’expression de choses difficiles ou insaisissables par des supports médiatiques. La poésie, la musique et le cinéma possèdent tous ce potentiel. Je suis heureuse de travailler dans cet univers et, franchement, je m’émerveille encore de faire partie de ce club. »(2)

Lorsque Carol Geddes a participé à sa première réunion avec l’Office national du film, on lui a d’abord confié la tâche de réaliser un film sur les causes de taux de chômage élevé chez les femmes autochtones. Elle a plutôt façonné un récit visuel de cinq femmes autochtones, des symboles de réussite comme femmes d’État, avocates, pédagogues et pêcheuses. Malgré les obstacles systémiques, ces femmes incarnent des possibilités pour les femmes autochtones, à condition de remettre en cause le statu quo. À bien des égards, les femmes dans le film reflètent le désir et la volonté de Geddes de contester les rôles attribués aux femmes dans les années 1980. Elle-même a grandi dans l’une des régions les plus nordiques au Canada, où les chances qui s’offraient aux femmes étaient minces. Geddes raconte : « lorsque j’étais une très jeune adolescente, de peut-être 13 ou 14 ans, une femme d’environ 19 ans est partie à Whitehorse pour devenir secrétaire, et c’était vraiment le summum de nos ambitions, parce qu’on ne voyait pas d’autres options ».(3) Jeune adulte, Geddes prend conscience de ses propres talents et aptitudes. Après avoir quitté le Yukon pour s’installer à Ottawa, elle s’inscrit à l’Université Carleton, où elle obtient un diplôme de premier cycle en anglais et en philosophie. Geddes commence à peine ses études supérieures au département de communication de l’Université McGill lorsqu’une urgence familiale l’oblige à retourner au Yukon. À son retour à Montréal, l’ONF la recrute pour produire le film L’Avenir entre nos mains (Doctor, Lawyer, Indian Chief, en version anglaise). Le message du film s’avère tout aussi pertinent pour les femmes d’aujourd’hui qu’au moment de sa projection initiale.(4)

Lorsque l’on parle avec Geddes de sa carrière de plus de 35 ans, on comprend à quel point ses documentaires évoquent son propre parcours. Deux principes fondamentaux caractérisent sa carrière et son éthique de travail : la persévérance et la conviction de la force des personnes autochtones, surtout celle des femmes autochtones. Geddes assume pleinement son féminisme, mais elle précise ne pas souscrire à l’autopromotion caractéristique du mouvement féministe dominant. Son féminisme est animé par le désir de renforcer le rôle central joué par les femmes autochtones avant l’imposition du colonialisme de peuplement, qui a entraîné la perte de leur pouvoir. Malgré la présence de structures de gouvernance étrangères dans sa communauté, en grandissant, elle a été témoin du rôle des matriarches et de la place centrale des femmes dans sa communauté. Elle a aussi vu l’indépendance des femmes dans sa famille; celles-ci contrôlaient les routes commerciales sur l’ensemble de leur territoire et parcouraient d’interminables kilomètres de sentiers yukonais en traîneaux à chiens. Ces femmes n’accompagnaient pas les membres masculins de leur famille : elles formaient une sororité et se soutenaient entre elles pour vivre de la Terre.

La carrière de Geddes illustre cette même valeur de collaboration pour parvenir à un objectif commun. Elle a déployé ses talents pour aider à produire les films d’un grand nombre de cinéastes autochtones primés. À cette fin, Geddes a occupé des fonctions administratives : elle a pris la tête du premier studio de l’ONF voué à la production de films autochtones. Elle se souvient de ces débuts comme un moment « incroyablement stimulant, parce qu’on vivait à une époque bien particulière de politiques publiques où les gens prenaient conscience du besoin d’ouvrir la voie aux peuples autochtones ».(5) Même si l’on admettait la nécessité pour les premiers peuples de raconter leurs propres histoires, les mentalités et les obstacles systémiques à leur égard demeuraient fermement paternalistes. Tout au long de sa carrière, Geddes a avancé l’idée que la souveraineté visuelle autochtone dépend du pouvoir des peuples autochtones de raconter leurs propres histoires et de raconter des histoires à l’image de leurs réalités.

Son deuxième documentaire récompensé témoigne des réalités de sa propre communauté. Picturing a People: George Johnston, Tlingit Photographer raconte la remarquable histoire de George Johnson, l’oncle de Geddes. Ce dernier a documenté les transformations provoquées dans la communauté de Teslin, au Yukon, par la construction de la route de l’Alaska. Le film lève le voile sur de dures vérités : des images d’archives montrent des allochtones qui profanent des lieux de sépulture. Nous apprenons aussi que les Tlingit vivants subissaient le même mépris. Si la construction de l’autoroute a offert quelques débouchés économiques aux membres de la communauté, la cicatrice d’asphalte entaillée dans le territoire annonçait les changements à venir. Le documentaire constitue un merveilleux hommage au photographe, mais Geddes évoque l’énorme importance personnelle de ce film, « c’est essentiel pour les jeunes de savoir ce qui s’est passé et de comprendre que, malgré toute l’adversité, la communauté a survécu et perdure encore aujourd’hui ».(6)

Plus récemment, les projets de Geddes s’adressent à un public plus jeune. Elle a scénarisé et produit plusieurs projets d’animation en prise de vue réelle qui portent les traditions orales des Tlingit au petit écran. Two Winters: Tales From Above the Earth évoque l’éruption du mont Tambora en Indonésie en 1815. Geddes reprend cette histoire pour raconter les effets de l’éruption sur les peuples autochtones du nord canadien comme une mise en garde face aux changements climatiques. Anash and the Legacy of the Sun-Rock, la série d’aventures télévisée, suit un jeune guerrier tlingit et son compagnon dans leur périple pour récupérer les morceaux du légendaire rocher-soleil dans le but d’accomplir une prophétie de paix. Même si la série est porteuse d’espoir, elle traite aussi des dures réalités vécues par les Tlingit, notamment celles de l’introduction de la variole et de l’alcool. Geddes explique pourquoi elle accorde tant d’importance au partage de ces récits : « Toutes nos cultures reposent sur des récits. C’est en écoutant ces histoires que les idées se consolident. Ainsi, le pouvoir se renforce, et voilà pourquoi c’est si important de faire revivre ce genre d’histoires ».(7) Pour Geddes, le cinéma représente un support privilégié pour partager des récits. En effet, raconter des récits du point de vue tlingit se trouve au cœur de sa pratique cinématographique.

À l’heure actuelle, Geddes prépare un documentaire sur les revendications territoriales au Yukon. Selon elle, le pouvoir du cinéma se rattache depuis toujours à l’autodétermination autochtone. Très tôt dans sa carrière, elle a compris que, pour les Premières Nations, le pouvoir d’interpréter leurs propres réalités passait par une appropriation des « moyens de production ». « Grâce au cinéma et au partage de nos histoires, on prend notre place en tant que cultures distinctes au Canada ». Si Geddes semblait aller à contre-courant, en réalité, elle traçait de nouvelles voies à suivre.


1 Haat kanadaayí géide kei nañúý se traduit par langue « Elle va à contre-courant » en langue tlingit.

2 Correspondance avec Geddes, juin.

3 Entretien, juin 2006.

4 Le film a été projeté au Festival international canadien du documentaire Hot Docs.

5 Entretien

6 ibid

7 ibid


Born in Teslin, Yukon, of the Inland Tlingit people, Carol Geddes’s first major film, Doctor, Lawyer, Indian Chief, won a Silver Medal for Educational Documentary in San Francisco and set her on an award-winning career in the industry. Since then Geddes, a now internationally acclaimed filmmaker and writer, has produced 25 documentary films and television programs. Her second major film, Picturing A People, won an Outstanding Achievement Award and a Gemini nomination for the Best Canadian Documentary in 1997. Whether writing, producing or directing, her prolific output has highlighted the stories and struggles of Aboriginal life in Canada. Her latest film, the animation Two Winters: Tales From Above the Earth won nine national and international awards. In 2002, Geddes was the recipient of the Queen’s Royal Jubilee Medal for her outstanding contributions to the cultural community. She has served on the Teslin Tlingit Council; The Yukon Heritage Resources Board; the Canadian Council for the Arts; the Yukon Human Rights Commission; the Canadian Conference of the Arts; the National Film Board of Canada; and the Women in Media Foundation.

Geddes is the writer, director, producer of the award-winning series Anash and the Legacy of the Sun-Rock (APTN, ACCESS and SCN Canada), a half-hour children’s quest series that tells the compelling tale of young Anash’s mission as he tries to re-unite all parts of the Sun-Rock in order to fulfill a prophecy to attain peace and protect a fragile land.


Dr. Michelle S. A. McGeough (Cree Métis/Settler) completed her PhD in Indigenous art history at the University of New Mexico. Prior to returning to school for her advanced degree, she taught Museum Studies at the Institute of American Indian Art and was the Assistant curator at the Wheelwright Museum of the Native American Indian in Santa Fe, New Mexico. Dr. McGeough has a Master’s degree from Carleton University as well as a BFA from Emily Carr and an undergraduate degree from the Institute of American Indian Art. She also has a B.Ed. degree from the University of Alberta. Dr. McGeough currently teaches at Concordia University in the Art History department.

Dr. McGeough’s research interests have focused on the indigenous two-spirit identity. She is a board member of Daphne, the first Indigenous artist-run centre in Tiohtià:ke. She is a co-applicant in the SSCHR Thinking Through the Museum Partnership grant, Queer Operatives, and The Morrisseau Project. Her essays have appeared in C-space, Union Docs, and an upcoming volume entitled Two-Spirit, Indigiqueer, and LGBTTQ* Interventions into Museums, Archives, and Curation. Other areas of her research include the application of Indigenous research methodologies and the incorporation of these ways of knowing into the development of curriculum and the curation of contemporary and historic Indigenous art. Currently, Dr. McGeough teaches Indigenous art histories in Concordia University’s Art History department. She is also an independent curator and has curated exhibitions for Daphne, the I.D.E.A. at Colorado College, the Indigenous Art Center in Ottawa, and the Museum of Contemporary Native American Art in Santa Fe New, Mexico.